Comparaison n’est pas raison
X : Ce monde nous demande en permanence de nous comparer les uns aux autres. C’est un désastre, je le sais, mais je passe mon temps à regarder autour de moi pour me déterminer, me définir et réagir en fonction. Je pense que ça me fait vraiment souffrir en fait, mais je n’arrive pas à m’y soustraire.
En même temps, ne peut-il exister une saine compétition ? N’est-ce pas la comparaison qui nous fait progresser, après tout ?…
Y : Je crois qu’il faut bien faire la différence entre la comparaison de faits objectifs et celle liée à l’interprétation subjective. Dire que 9 est supérieur à 8 ou que les poissons nagent plus efficacement que les orang-outans n’enlève rien à personne et n’est pas problématique ; bien au contraire, la comparaison est ici un élément indispensable à un raisonnement construit.
Les soucis commencent lorsque l’on cède à la comparaison de critères subjectifs tels que la beauté, la valeur des choses ou la morale, suivant des règles qui fluctuent selon l’époque et le territoire (et qui sont donc dogmatiques). En particulier lorsque cette comparaison devient ce qui nous guide dans nos raisonnements et nos actes, jusqu’à façonner notre identité personnelle.
Force est de constater que notre éducation toute entière est fondée sur la comparaison de nos résultats et de notre apparence avec ceux de nos frères et sœurs (dès l’enfance et jusqu’à la mort), de nos camarades de classe, de nos voisins, de nos parents, de nos collègues de travail et de nos amis. Et depuis peu dans l’histoire humaine, la comparaison se fait avec des « modèles » inatteignables quoique quotidiens : l’acteur porno, le mannequin photoshopé, la célébrité planétaire, l’ultra-riche à qui tout est permis.
Ces nouveaux objets d’attention, certes issus de la surconsommation, de la surinformation et de la mondialisation, demeurent cependant en accord avec un phénomène social immémorial, présent à la source-même des religions monothéistes comme polythéistes : « si tu suis bien les commandements divins, tu auras droit à l’amour de ton dieu ». Dès lors, comment ne pas vouloir être celui qui ne faillit pas, le bon élève, l’enfant préféré ?
Surtout si l’on considère qu’un échec en la matière a pour conséquence colère et vengeance, voire le droit gratuit et illimité de rôtir en Enfer !
X : Oui, enfin, ce genre de considérations est un peu passé de mode, non ?
Y : Pour nombre de croyants, c’est tout à fait d’actualité, hélas pour eux et pour nous. Rappelons que toutes les religions, leurs lieux de culte et leurs écrits, servent encore aujourd’hui à justifier tout un tas d’actes de répression et de terreur, y compris le Bouddhisme et y compris en Europe.
Mais même pour celles et ceux d’entre nous qui ne se pensent pas lié•es à une religion ou à une idéologie, l’influence de ces structures reste insidieuse et d’un impact bien réel sur notre psyché.
Les traditions et les croyances ont la vie dure ; elles s’ancrent dans nos esprits et se transmettent un peu à la manière d’un virus, de proche en proche, de génération en génération… Trouvant leur expression chez le supporter de foot, le militant pour la paix, le patriote ou le « bon » père de famille. Le plus souvent, sans que nous n’en ayons même conscience.
Ces systèmes hiérarchiques, d’opposition entre ceux qui « font bien » et ceux qui sont exclus de fait, promeuvent un mérite non pas lié aux qualités intrinsèques des personnes, mais lié à la bonne observance de règles qui leur sont totalement extérieures et à la soumission à des signes d’appartenance au groupe tels que l’argent, la plastique, le vocabulaire ou les symboles. Ils furent établis pour asseoir le pouvoir d’une tribu sur une autre, ou d’un groupe minoritaire sur les masses. Personne sur Terre n’est épargné par leur omniprésence.
X : Bon… Je me dis qu’au lieu de me comparer aux autres, je devrais toujours me comparer à moi-même il y a 10 ou 20 ans, et voir si je suis toujours fidèle à moi-même, ou si j’ai totalement cédé au système.
Y : Tu penses vraiment que dans le passé tes raisonnements étaient plus libres de jugements dogmatiques ? Et puis, n’as-tu pas appris avec les années ? N’as-tu pas dépassé certains préjugés ou certaines illusions ? Si ton ambition est d’évoluer personnellement, quel sens cela aura-t-il dans 10 ans de te référer à ton fonctionnement actuel ?
X : Ok. Donc, si le fait de se comparer les uns aux autres suivant des critères dogmatiques est tellement présent en nous, de manière inconsciente et depuis la nuit des temps, comment peut-on espérer s’en libérer ?
Y : Je ne pense pas que l’on puisse totalement s’en libérer. Ce que l’on peut faire en revanche, c’est diminuer sa récurrence, son impact, et les souffrances qui en découlent.
Cela commence par le fait de prendre la comparaison subjective pour ce qu’elle est : un réflexe qui peut être utile pour se positionner en société mais qui ne doit pas servir de base à notre identité personnelle.
Ensuite, il est fondamental de comprendre la relation personnelle que nous entretenons avec chacune de ces comparaisons ; repérer au jour le jour ces moments de réflexe compulsif, les disséquer, en identifier la raison d’être (notre avantage à y céder), et en admettre la violence pour nous-mêmes et pour notre entourage, dès lors qu’ils induisent des décisions et des comportements spécifiques de notre part.
Comme on entreprendrait une désintoxication à une drogue dure, il doit s’agir d’une démarche intègre et sans concession, de mise au jour de nos projections maladives et de l’un de nos plus grands mensonges quotidiens : « Je me compare aux autres, mais je pense et j’agis librement ; je fais mes propres choix et ces choix sont intelligents et justifiés. »
Car toute comparaison répondant au diktat des dogmes contemporains ne permet pas le choix, elle ne permet pas la raison.
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